La petite histoire des grandes peurs alimentaires
Les inquiétudes vis-à-vis des aliments et plus particulièrement des innovations ou leur éventuelle toxicité, ne constituent pas un phénomène récent, loin s’en faut.
De nombreuses sources documentaires décrivent l’existence des famines au cours des siècles : avoir son pain quotidien était un problème récurrent. Il est donc normal de penser que nos ancêtres avaient essentiellement peur de manquer de nourriture. Ce n’est qu’en partie vrai. Cette impression est due à la rareté des témoignages écrits traitant des craintes sur la qualité des aliments. A la question de savoir si l'on avait de quoi manger s'ajoutait à celle de savoir si ce que l'on mangeait était nocif. Ce dernier point demeure plus que jamais d’actualité.

La peur de la famine
Les sociétés d'autrefois, jusqu'au milieu du XXe siècle, étaient des sociétés de pauvreté de masse. Elles étaient propices aux disettes et aux famines. La base alimentaire était essentiellement constituée de calories végétales bon marché : céréales et légumes secs. Dans ces sociétés la frugalité alternait avec les ripailles, il fallait bien, de temps en temps, avoir le sentiment d'un ventre bien plein et s'offrir des aliments trop chers pour une consommation fréquente, telles que les viandes rouges.
La famine de 1693-1694 fut, elle, particulièrement meurtrière. Elle fit 1 500 000 morts, tuant autant que la Grande Guerre, mais dans une population moitié moins nombreuse et en deux ans seulement. L'horreur des famines est proche de celle de la peste et ses conséquences sont analogues. Les villes se barricadent et éliminent les « bouches inutiles » : une partie de la population était jetée sur les grands chemins et devait affronter la population des campagnes pour se nourrir.
Bien sûr, en période de pénurie, la faim est une peur obsédante et l’attention portée aux risques alimentaires se réduit. Le cas de l’ergot de seigle, lié à la présence d’un ergot (champignon microscopique) dans le seigle utilisé pour fabriquer le pain, est à ce titre exemplaire. Il provoque le « mal des ardents », fait des ravages en Europe du Xe au XIVe siècle, sous forme notamment de gangrènes des pieds et des mains. Ce risque est unanimement connu mais diversement apprécié selon les périodes : « certaines années, quand la pourriture n’a pas atteint toute la récolte, on prend des précautions ; les années de disette, on n’en prend aucune : le seuil de vigilance s’abaisse au niveau zéro » (Les peurs alimentaires, Madeleine Ferrières p.190).
Néanmoins, on redécouvre depuis quelques décennies que la sécurité alimentaire a été une préoccupation de toutes les époques et de tous les milieux, sans parler, chez les « puissants », de la peur permanente des empoisonnements criminels via la nourriture et la boisson.
La peur de consommer des animaux malades ou des viandes avariées
Le 17 juillet 1303, Jean de Lévis, seigneur de Mirepoix, réunit dans la grande salle de son château tout un aéropage. Le but de la réunion était d’éviter les périls, les risques pouvant provenir de la consommation de viande. La Charte de Mirepoix voit le jour : les animaux seront abattus dans un abattoir situé au milieu de la ville et devront y arriver sur pied. Ensuite sont précisées les mesures à prendre lors de l’abattage. On craint surtout le porc car il est porteur de ladrerie, une affection que l’on rapproche de la lèpre de l’homme, la grande peur du Moyen Âge. La ladrerie est une maladie parasitaire qui donne chez l’homme le ténia, le ver solitaire, Cependant l’étiologie et les symptômes précoces étaient mal connus, d’où la confusion.
La peste bovine est un autre exemple de peur engendrée par les animaux malades. Vache folle, grippe aviaire ont marqué l’actualité de ces dernières décennies en jouant un rôle primordial dans le développement de peurs alimentaires spécifiques. De tels phénomènes ont eu des précédents. C’est ce qu’illustre bien le cas de la peste bovine, « typhus contagieux des bêtes à cornes ». Elle fait son apparition en France en 1610 (Alsace), devient endémique dans les campagnes françaises sous l’Ancien Régime et notamment au XVIIIe siècle. Une de ses conséquences est la création de la première école vétérinaire du monde à Lyon en 1762. La maladie a persisté pendant les siècles suivants et sévissait encore en Afrique sub-saharienne où elle a enfin été éradiquée il y a quelques années.
La peur des aliments nouveaux : l’affaire du pain à la Reine
Peu après le début du règne de Louis XIV, le pain est alors l’aliment de base du régime alimentaire. La population pauvre de Paris consomme 1,5 kg de pain par jour en moyenne. En 1668 survient l’affaire du pain à la Reine, une affaire touchant non plus à la quantité du pain, mais à sa qualité et à la santé du consommateur. Jusqu’à cette époque, pour faire le pain, on utilisait uniquement le franc levain, une pâte faite avec de l’eau et de la farine et conservée jusqu'à ce qu’elle devienne aigre. Le franc levain agit lentement, il faut pétrir plus longtemps, le pain obtenu est plus pesant et plus ferme. La nouvelle façon de faire utilise de la levure, l’écume que la bière rejette quand elle fermente. Elle agit plus rapidement, enfle plus le pain, le pétrissage est plus rapide. Le pain obtenu est léger, délicat et très tendre. Très vite sa consommation ne se limite plus à la Cour et se répand dans la bourgeoisie. Les boulangers parisiens ont le monopole de la vente de pain aux cabaretiers (qui ont le droit de vendre le pain avec le vin). Mais ceux-ci ne respectent pas le règlement et achètent leur pain aux boulangers forains de Gonesse, pain fait avec du franc-levain. Pour se défendre, ils font courir la rumeur que le pain des boulangers parisiens est fait avec de la levure de bière, décrétée toxique à long terme et malsaine. Le diffèrent juridique se transformera ainsi en une sérieuse crise sanitaire.
La crainte de l’aliment nouveau est tenace. Face à lui, tous les représentants du genre Homo font preuve d’un comportement paradoxal : ils sont spontanément attirés par cette nouveauté alimentaire et, dans le même temps, se montrent instinctivement méfiants vis-à-vis d’elle. Cette caractéristique est propre à tous les omnivores, qu’il s’agisse des souris, des rats, des porcs, de certains singes ou des humains :
• L’aliment inconnu est spontanément perçu comme une source potentielle de danger. Le mangeur omnivore « sait » en effet que cette nourriture non familière peut lui causer des troubles digestifs, voire l’empoisonner et le faire périr (il n’est pas capable de distinguer d’instinct les « bons » aliments des « mauvais »). La prudence le conduit donc à rejeter l’aliment inconnu ou, a minima, à l’ingérer avec beaucoup de précautions.
• De même, ne pouvant extraire d’un seul type d’aliment tous les nutriments dont son organisme a besoin, l’omnivore est contraint de diversifier son alimentation. L’attrait spontané vers la nouveauté l’aide alors à répondre à cette nécessité biologique de manger (un peu) de tout.
• Ce dilemme entre ces deux nécessités contradictoires, varier ses apports alimentaires et se protéger de la nouveauté, est en lui-même source d’un profond malaise et d’une anxiété plus ou moins consciente vis-à-vis de l’alimentation.
Le sociologue Jocelyn Raude explique que ces contraintes sont dépassées dans la plupart des sociétés par l’émergence de cultures culinaires. Quand un individu est dans un système culinaire donné, il ne ressent pas d’inquiétude. Lorsqu’il en sort, à l’étranger par exemple, sa méfiance réapparait. Il en est de même dans des contextes d’urbanisation ou de changement des structures commerciales au bénéfice des grandes surfaces où les éléments de confiance interpersonnels qui dominaient dans les commerces traditionnels disparaissent au profit de relations avec des organisations ou des institutions anonymes.
La peur des aliments frelatés
Le vin
Le vin bon marché des cabaretiers était parfois fabriqué de façon peu orthodoxe : on mélangeait de l’eau, du genièvre, du pain de seigle et on colorait le tout avec une infusion de betteraves rouges. Une autre recette consistait à faire bouillir du mauvais cidre dans du cuivre pour le concentrer puis on ajoutait de l’eau. On laissait fermenter et on ajoutait le même colorant plus souvent de la sauge crispée pour donner du piquant ou des substances narcotiques pour enivrer le consommateur. A Marseille, l’on mettait dans la cuve de la chaux vive, du plâtre, du sel marin et de la fiente de pigeon pour donner un goût piquant. Ces pratiques furent progressivement remises en cause par les règlements et aussi par un effort d’information par les gazettes qui relataient tous les accidents sanitaires, sans pouvoir empêcher une falsification fréquente des aliments au début du XIX ème ;
L’affaire du corned beef
En 1900, à Chicago, un jeune journaliste, Upton Sinclair, fut envoyé enquêter sur les conditions de travail dans les abattoirs Le résultat de son enquête fut la publication d’un livre intitulé : The Jungle, qui décrivait les pratiques et les conditions de travail dans les abattoirs et connut un succès retentissant. Le livre précisait que les animaux faisaient l’objet d’une inspection assurée par 163 inspecteurs, ce qui rassurait les consommateurs. Ce que ceux-ci ne savaient pas, est que ces inspecteurs n’examinaient que les animaux abattus pour fabriquer des conserves destinées à l’exportation afin de répondre aux normes sanitaires protectionnistes de l’Europe. Ils étaient payés pour s’assurer que tous les animaux malades étaient réservés à la consommation nationale ! Dans son livre, Upton Sinclair décrit des conditions de travail épouvantables. Les aides de cuisine répandaient une odeur à faire fuir et le pire était le travail dans les salles de cuisson. Elles étaient remplies de vapeur d’eau et au ras du sol s’ouvraient de vastes chaudières dans lesquelles les ouvriers prenaient soin de ne pas tomber. Ceux qui par malheur y tombaient n’étaient pas repêchés en vie, quand ils étaient repêchés. Si non ils s’en allaient courir le monde sous forme de saindoux…
Le scandale suscité par ce livre donna la nausée au monde entier. Des pays interdirent l’importation de conserves des Etats Unis. Une enquête fut ordonnée qui confirma les déclarations de Sinclair. L’année suivante fut votée la loi fondatrice de la police sanitaire aux Etats Unis, le Pure Food and Drug Act d’où a découlé́ la Food and Drug Administration (FDA).
La peur des aliments considérés comme dangereux
Les fruits frais
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, leur valorisation est loin d’avoir été une constante dans l’histoire de la consommation dans les pays occidentaux. Du XIIIe au XIXe siècle, Il était courant que l’on rejette sur les fruits frais l’explication des maux de ventre (coliques, flux gastriques, etc.) qui tenaillaient fréquemment les contemporains. Il en était de même pour certains légumes. Le concombre, si vert et si aqueux, représentait, semble-t-il un véritable danger !
La toxicité ignorée : le vert de gris des premières conserves
Contrairement aux fruits frais, fruits et légumes conservés étaient très appréciés. Ces conserves étaient consommées tout au long du repas, en entrée ou avec le bœuf bouilli. Tous les légumes en conserve devaient impérativement présenter une belle couleur verte. Et pour l’obtenir, il n’était pas nécessaire d’utiliser des colorants, il suffisait de bien faire cuire les fruits ou légumes dans une casserole en cuivre. Ainsi la couleur verte naturelle était-elle conservée. C’est du moins ce que l’on croyait. En fait, la coloration verte était due à l’attaque du cuivre qui donnait de la « rouille verte », du vert de gris. Et pourtant, dès 1749, un jeune médecin toulousain avait soutenu une thèse devant la Faculté de médecine de Paris affirmant que le cuivre était un poison lent, fatal à̀ terme pour les consommateurs. Mais il était difficile de faire prendre conscience du danger, le premier symptôme de l’intoxication étant la diarrhée et les maux de ventre qui étaient alors monnaie courante.
Pourtant, le cuivre n’était pas le seul minéral dangereux. Le plomb l’était encore plus : on le retrouvait dans l’étain des pichets des 43 000 débits de boisson de la capitale en 1790, dans le cerclage des tonneaux de cidre, dans les conduites d’eau, quand elles existaient, et aussi les oxydes du plomb comme la céruse souvent additionnée au vin.
Les nouvelles peurs
A partir du XIXème siècle, l’éloignement progressif du spectre de la famine, ainsi que les progrès spectaculaires en matière d’hygiène ont semblé faire disparaître les craintes des mangeurs. Mais l’accalmie a été de courte durée. Dès les années 1950, de nouvelles peurs sont réapparues. Avant que ne s’ouvre l’ère des crises alimentaires.
L’histoire se renouvelle constamment et le parallélisme avec les peurs de nos anciens est marquant :
• La peur des viandes illustrée par la Charte de Mirepoix avec la peur des hormones, de la vache folle en 1986, puis la peur des épizooties lors de la peste bovine avec la panique de la grippe aviaire en 2003 ou la contamination des produits frais à E. Coli en 2011.
• La peur de la nouveauté lors de l’affaire du pain blanc illustrée aujourd'hui par celle des OGM. Ces organismes génétiquement modifiés sont issus de l’introduction au sein du génome d’une espèce d’un gène provenant d’une espèce différente, aucun croisement ne pouvant être fécond entre les deux espèces qui peuvent être très éloignées l’une de l’autre. Cette façon de faire est considérée comme un viol de la nature, un processus qui ne peut pas exister normalement.
• La peur des aliments frelatés avec le scandale de l’huile frelatée en 1981 (une huile de colza, peu onéreuse, était vendue sur les marchés comme substitut à l'huile d'olive et se retrouvait ainsi consommée en salade. En fait, cette huile, destinée à un usage industriel, contenait un extrait dérivé de nitrobenzène, l'aniline, à l'origine de l'empoisonnement. L'atmosphère de secret entourant les premières investigations et la description par la presse de symptômes impressionnants provoquèrent une psychose générale en France. Les ventes d'huile d'olive plongèrent et mirent plus de deux ans avant de remonter.
• L’absence de peur à l’égard de produits dangereux, tels que le cuivre. Nous avons aujourd'hui les acides gras Trans, l’huile de palme qui seraient non pas toxiques mais des acteurs pouvant jouer un rôle dans l’émergence de maladies métaboliques et de l’obésité́.
• La peur de la toxicité à long terme à l’encontre du pain blanc et largement répandue de nos jours et concernant entre autres les additifs alimentaires, les pesticides et les polluants.
D’autres légendes urbaines déconseillaient vivement d’aller manger dans les restaurants chinois récemment ouverts dans les villes ou de fréquenter les fast-food « américains » (ces derniers étaient parfois accusés de servir des hamburgers confectionnés à partir de vers de terre). Si, dans un premier temps (dans les années 1960 et 1970), la méfiance portait souvent sur les nourritures « exotiques », elle a par la suite concerné davantage les innovations technologiques (four à micro-ondes, irradiation des aliments, OGM, clonage des animaux d’élevage…) ainsi que les nouvelles méthodes de production des aliments courants qualifiées de « chimiques » ou « d'artificielles ».
Les peurs ont une histoire et cette histoire remonte très loin dans le temps. Nous n’avons jamais cessé de vivre dans l’angoisse de consommer des produits « nécessaires à la vie » mais frelatés, de quelque nature qu’ils soient, légumes, viandes ou poissons. Cette angoisse s’est vue amplifiée par l’apparition dans le domaine alimentaire de processus techniques de fabrication de plus en plus complexes avec l’apparition d’aliments ultra-transformés, par l’émergence d’une société où la notion de profit a souvent remplacé celle de service, mais aussi par des médias omniprésents où l’émotionnel prime souvent sur le rationnel. Finalement, force est de constater que face à l’aliment, nos peurs ancestrales ne nous ont tout simplement pas quittées.
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